http://www.lemonde.fr/festival-de-cannes/article/2013/05/23/une-manifestation-contre-les-conditions-de-tournage-de-la-vie-d-adele_3416426_766360.html

 

Le réalisateur Abdellatif Kechiche lors d'une séance photo pour la projection de son film, "La Vie d'Adèle", à Cannes, le 23 mai 2013.

 

“On lâche rien ! On lâche rien !”, crient les manifestants dans la rue, dès les premières images de La Vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, sélectionné en compétition officielle. Un peu avant la projection du film, au Palais des festivals, jeudi 23 mai à 11 h 30, une autre musique syndicale s’est fait entendre, tambours battants : un communiqué du Spiac-CGT, le syndicat des professionnels de l’industrie de l’audiovisuel et du cinéma, est venu jouer les trouble-fête en relayant les plaintes des ouvriers et des techniciens du Nord – Pas-de-Calais embauchés sur le tournage.

“Nous devrions, a priori, nous réjouir (…) Hélas, et indépendamment de la qualité artistique du film, nous ne pourrons pas participer de cet enthousiasme : nos collègues ayant travaillé sur ce film nous ont rapporté des faits révoltants et inacceptables. La majorité d’entre eux, initialement motivés, à la fois par leur métier et le projet du film en sont revenus écœurés, voire déprimés”, lit-on. Certains ont abandonné “en cours de route”“soit parce qu’ils étaient exténués, soit qu’ils étaient poussés à bout par la production, ou usés moralement par des comportements qui dans d’autres secteurs d’activités relèveraient sans ambiguïté du harcèlement moral”.

Le Spiac-CGT évoque des “journées de travail de 16 heures, déclarés 8”. Sur certains postes, il y aurait eu des “journées de travail de 11 heures, payées 100 € bruts, alors que 100 € nets avaient été promis”. Sont pointés, aussi, des “horaires de travail anarchiques ou modifiés au dernier moment”, avec “convocation par téléphone pendant les jours de repos ou pendant la nuit, modification du plan de travail au jour le jour”“Les gens ne savaient pas le vendredi soir s’ils allaienttravailler ou non le samedi et le dimanche suivant”.

Précisons que ces arrangements au code du travail sont assez fréquents, à des degrés divers, sur des tournages de films d’auteur au budget serré. Celui de La Vie d’Adèle a légèrement dépassé les 4 millions d’euros, ce qui n’en fait pas non plus un film pauvre. Le Spiac-CGT pointe un dysfonctionnement plus grave : il y aurait eu “incitation à faire des trajets automobiles dans des délais tels que les personnes en charge de ce travail devaient rouler à plus de 180 km/h”. Le syndicat conclut : “Ces pratiques indignes montrent bien la nécessité d’une convention collective étendue”.

UN CONTEXTE TRÈS TENDU

Car ce pavé dans la mare fait irruption dans le contexte, très tendu, du débat sur la convention collective du cinéma. Signée en janvier 2012 par la plupart des syndicats de salariés, parmi lesquels le Spiac-CGT, mais par la seule organisation patronale API (Gaumont, MK2, Pathé, UGC), le texte est rejeté par de nombreux syndicats de producteurs, représentant une grande diversité de films – de Tomboyde Céline Sciamma, réalisé pour moins de 1 million d’euros, au dernier Astérix deLaurent Tirard (62 millions d’euros).

Au centre des discussions : le montant des minima salariaux, le paiement des heures supplémentaires, du travail de nuit ou du dimanche. Les opposants à ce texte estiment qu’une bonne soixantaine de films ne pourraient plus se faire si l’on devait appliquer les tarifs de cette nouvelle réglementation. Ils ont déposé un texte alternatif qui prévoit, entre autres, différents niveaux de rémunération en fonction du budget du film. Une médiation est en cours, sous l’égide de Raphaël Hadas-Lebel, qui devrait aboutir le 6 juin.

Le Spiac-CGT utilise La Vie d’Adèle comme épouvantail, quand tous les spots sont tournés vers le film, afin de faire valoir ses arguments en faveur de la convention collective. C’est de bonne guerre ou non, chacun jugera, mais autant ledire. Sinon, pourquoi n’avoir pas dénoncé ces violations au code au travail au moment du tournage ? Celui-ci s’est en effet achevé fin août 2012, soit depuis neuf mois. Autre fait troublant, dans son communiqué, le Spiac-CGT assure que l’organisme ayant géré le tournage de La Vie d’Adèle, Pictanovo, a lui aussi reçu des plaintes de la part de techniciens.

 

Le réalisateur Abdellatif Kechiche et l'actrice Léa Seydoux lors de la conférence de presse du film "La Vie d'Adèle" à Cannes, le 23 mai 2013.

 

Mais son directeur général, Vincent Leclercq, dément catégoriquement. “Je n’ai reçu aucune plainte écrite d’aucun salarié employé sur ce tournage. Et j’ai noté tous les noms des salariés embauchés, avec leur affectation, comme nous le faisons sur chaque tournage. Bien sûr, j’ai entendu des récriminations de la part de certains, mais comme j’en entends sur d’autres tournages”. Il y a une part de vérité, toutefois, dans la présentation faite par le syndicat, ajoute le patron de Pictanovo, un organisme de droit privé, soutenu par le Conseil régional et le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC). “Au total, quinze techniciens de la région Nord – Pas-de-Calais ont été embauchés sur le tournage de La Vie d’Adèle. Ils se sont succédé, et il y a eu effectivement des départs”, précise Vincent Leclercq. En tant que coproducteur, Pictanovo a investi 175 000 euros sur le film.

“CERTAINS COLLABORATEURS DE KECHICHE SONT TOUJOURS LÀ, DEPUIS SON PREMIER FILM”

Le tournage a duré plus longtemps que prévu, soit cinq mois au total. Au final, les retombées économiques sur le territoire ont grimpé à 600 000 euros. Dans tous les cas, Pictanovo n’est pas tenu de faire respecter le code du travail. Cette obligation incombe au producteur principal, en l’occurrence Wild Bunch. Une mission quasi-impossible, si l’on écoute son directeur général, Brahim Chioua :“Souvenez-vous de ce qu’a dit Guédiguian. S’il avait dû respecter le code du travail, il n’aurait pas pu réaliser ses sept premiers films. Je ne vois pas comment on peut se donner à fond pour un tournage, avec un chronomètre dans la main. Nous faisons partie des opposants à la convention collective de 2012, et sommes partisans du texte alternatif, qui sera déjà difficile à tenir”.

Il ajoute : “Je n’ai pas entendu parler de plaintes, mais cela ne veut pas direqu’elles n’existent pas. Certains techniciens de la région Nord – Pas-de-Calais sont partis en cours de route, car ils n’acceptent pas les conditions de Kechiche. Mais certains collaborateurs de Kechiche sont toujours là, depuis son premier film. Demandez aussi aux comédiennes, Kechiche est très exigeant ! Et c’est comme ça qu’il obtient ces résultats”.

Evoquant un autre film en compétition officielle, Only God Forgives, de Nicolas Winding Refn, Brahim Chioua ajoute : “Ce film s’est tourné en Thaïlande. J’aimerais bien que l’on aille voir dans quelles conditions les salariés ont travaillé”. A la fin de La Vie d’Adèle, un acteur maghrébin abandonne le cinéma, lassé d’être traité comme un larbin. Drôle de mise en abîme du système Kechiche, en plein débat sur la convention collective.

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