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Dans la « boîte noire » de huit films de la diversité

 

Le Monde.fr | 19.06.2013 à 09h54 | Par Clarisse Fabre

 

Raphaël Hadas-Lebel à Paris, le 23 janvier 2013.

 

Le rapport d’étape de Raphaël Hadas-Lebel marque un tournant dans le débat complexe et délicat sur la convention collective de la production cinématographique. Le médiateur a été nommé par le gouvernement, le 2 avril, pour déminer le conflit qui dure depuis plus d’un an entre partisans et opposants à ce texte signé le 19 janvier 2012.

 

Pour la première fois, un regard extérieur se porte sur cette convention qui vise à fixer les rémunérations des ouvriers et techniciens du cinéma (de l’habilleuse au chef opérateur). Signée par la plupart des syndicats de salariés (sauf la CFDT), mais par la seule Association des producteurs indépendants (l’API, qui regroupe Gaumont, Pathé, UGC et MK2), elle n’a pas encore été « étendue » (validée) par le ministère du travail, faute de consensus dans la profession.

 

Les opposants, parmi lesquels de nombreux syndicats de producteurs (APC, SPI…), représentant 95 % de la production cinématographique, ont déposé, le 22 janvier 2013, un texte alternatif, avec le soutien de la CFDT, prévoyant différents niveaux de rémunération selon le budget du film. Ces opposants incarnent une grande diversité de producteurs – de Tomboy (2011), de Céline Sciamma, réalisé pour moins d’un million d’euros, à Astérix et Obélix : au service de sa Majesté (2012), blockbuster de Laurent Tirard ayant nécessité 62 millions d’euros.

 

Selon eux, la convention collective de 2012 va asphyxier les films « fragiles », en rendant les coûts de fabrication trop élevés – même si la convention prévoit une clause dérogatoire, et provisoire (pour une durée de cinq ans), pour les films de moins de 2,5 millions d’euros. Une soixantaine d’entre eux ne pourrait plus se faire chaque année, disent-ils.

 

« Tomboy », de Céline Sciamma (2011).

 

SEULS HUIT FILMS DE FICTION EXAMINÉS

 

M. Hadas-Lebel ne va pas jusqu’à valider ce chiffrage. Son étude porte sur un trop faible nombre de films : du fait de délais extrêmement contraints, seuls huit films de fiction ont été examinés, dont les budgets s’échelonnent entre moins d’un million et six millions d’euros – les titres ne sont pas dévoilés dans le rapport. Toutefois, le médiateur reprend à son compte quelques-unes des critiques qu’ont fait entendre, sans trop de succès jusqu’à présent, les opposants au texte.

 

En même temps, le médiateur retient l’idée de la CGT, signataire de la convention collective, selon laquelle le sous-financement des films « pauvres » doit faire l’objet d’une réflexion collective, et ne saurait se régler sur le dos des salariés payés au lance-pierre.

 

La profession n’est couverte par aucune convention collective, sauf par un texte datant de 1950, qui n’a jamais été « étendu », mais seulement adapté au fil du temps. Un salarié peut être payé à – 10 %, – 20 % voire – 50 % du tarif – ces décotes sont appliquées dans les huit films examinés. Plus généralement, la convention vise à faire respecter le code du travail sur les tournages (heures supplémentaires, entre autres), ce qui n’a pas été le cas, non plus, pour les huit films en question. Malgré cela, la part des dépenses de personnel se situe entre 20 % et 21,4 % du coût total, pour les films de plus de 1 million d’euros étudiés.

 

Le médiateur s’est entouré de directeurs de production – dont les noms restent confidentiels – qui ont épluché les budgets, les déclarations de l’URSSAF, les « feuilles de service », qui indiquent le projet de déroulement du tournage jour par jour, ou encore les « rapports de production », sorte de « boîte noire » du tournage, qui permettent de connaître la réalité des heures d’arrivée, de départ, etc.

 

Pour chaque film, les experts ont appliqué les grilles de salaires proposées par les deux textes en question. Globalement, il ressort de cette étude que l’application de la convention collective entraînerait un surcoût de production, globalement plus élevé que le surcoût généré par le texte alternatif.

 

LES FILMS LES PLUS PAUVRES MENACÉS

 

Les films les plus pauvres (moins d’un million d’euros de budget) subiraient les dommages collatéraux les plus lourds. Même avec la clause dérogatoire, l’application de la convention collective de 2012 « conduirait à des surcoûts de la masse salariale pouvant aller jusqu’à 70 % ou 80 % », entraînant « des augmentations de budget de 20 % à 25 % ». Le texte alternatif de 2013 déclencherait, lui, une hausse de 40 % à 50 % de la masse salariale, et de 14 % du budget.

 

Vimala Pons dans le film français d’Antonin Peretjatko, « La Fille du 14 juillet », sorti en salles mercredi 5 juin 2013.

 

Les effets sont « tellement importants qu’ils sont manifestement susceptibles de poser la question de la pérennité des projets », s’inquiète le médiateur. Autrement dit, un film comme La Fille du 14 juillet, d’Antonin Peretjatko, actuellement à l’affiche, qui fut l’une des révélations de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, ne pourrait peut-être plus se faire. La situation de ces films (à moins d’un million d’euros) mérite donc « un traitement particulier » d’autant plus que leur nombre est en augmentation – de 28 films en 2009 à 57 en 2012, sur un total de 199 films produits, hors animation.

 

Lire (en édition abonnés) :  la critique du film d’Antonin Peretjatko

 

Pour d’autres tranches de budget, le médiateur note que l’application du texte alternatif peut conduire à une réduction de la masse salariale, car il prévoit la forfaitisation des heures des principaux postes de cadres (directeur de producteur, chef opérateur ou régisseur).

 

Enfin, Raphaël Hadas-Lebel s’attarde sur les dispositifs dérogatoires prévus dans les deux textes, chacun prévoyant des seuils distincts (2,5 millions d’euros pour les fictions et 1,5 million d’euros selon la convention collective, et tous les films de moins de 4 millions d’euros dans le cadre du texte alternatif). Comment articuler ces dérogations avec le « régime général », sans créer des effets d’aubaine ? Comment mettre en œuvre le quota prévu par la convention collective – le nombre de films éligibles serait limité à 20 % du total de films produits – de manière équitable ?

 

Pour conclure, M. Hadas-Lebel formule ce conseil : il faudra « veiller à ce que les stipulations conventionnelles n’aient pas pour effet de normaliser ou de formater les conditions de l’expression cinématographique au risque de contraindre, au-delà du raisonnable, l’acte de création ».

 

Clarisse Fabre

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