LA VIE D’ADELE et LE CODE DU TRAVAIL

La fronde d’une partie de l’équipe technique après la remise de la palme d’or à Abdel Kechiche et son film « la vie d’Adèle » témoigne de la cruelle réalité du cinéma français et des grandes difficultés qui sont les siennes aujourd’hui pour tenter d’exister dans un cadre qui serait respectueux pour tous et chacun, quel que soit le budget, l’ambition artistique, le sujet du film. Mais cette fronde, d’une ampleur importante et d’une légitimité incontestable (tout être humain a droit à défendre ses droits les plus élémentaires et notamment le droit du travail au regard du cadre légal) car elle s’appuie sur des témoignages de techniciens et syndicats qui ont réellement vécu ce tournage, visiblement dans une extrême violence, cette fronde donc, pose la question essentielle de l’art cinématographique face au monde du travail, ou dit autrement, du cinéma et son véritable rapport au code du travail. La question est essentielle. Elle est d’une actualité brûlante avec la question cruciale de la convention et du financement des films, et la question non moins importante de l’exploitation des films (récemment 10 films occupaient 4600 écrans sur les 5600 existants, sachant qu’il y a entre 15 et 20 films qui sortent chaque semaine en France).

L’art ne doit, en aucune manière, servir les intérêts particuliers et égocentriques du seul réalisateur ou des seuls producteurs, au détriment et au mépris d’une équipe. Le cinéma est avant tout un travail de toute une équipe. Un réalisateur sans une équipe n’est rien, à moins de réaliser un film avec son téléphone portable dans sa chambre et filmer deux de ses meilleures amies en plein délire sexuel. « La vie d’Adèle » ne peut échapper à cette vérité, la vérité d’un travail collectif. Abdel Kechiche ne peut exercer son métier de réalisateur sans une équipe, des fournisseurs, des assurances, des labos …. Il se doit donc de respecter l’équipe et de manière plus générale tous les participants à un film et ne peut ignorer le code du travail. S’il ne le fait pas, alors il ne comprend pas le cinéma tel qu’il doit fonctionner en communauté et en groupe. En équipe. S’il ne le veut pas, c’est qu’il est ou serait pris dans l’engrenage malsain d’un égocentrisme exacerbé et pervers qui l’entraîne dans une sorte de regard sur soi et soi seul, au mépris des autres, et pour sa seule satisfaction de réalisateur, une satisfaction toute égoïste. Si c’était le cas, ce serait d’une violence insoutenable. Car tout réalisateur, à partir du moment où il convoque une équipe pour parvenir à ses fins artistiques et esthétiques doit respecter cette équipe selon le code du travail le plus élémentaire. Il peut arriver de faire des heures supplémentaires, de dépasser comme l’on dit dans le métier, par rapport à un décor que l’on doit rendre ou un acteur qui doit être libéré le soir même. Mais de là à exploiter systématiquement l’équipe jusqu’au sang, je ne suis pas d’accord. Car un être humain est plus important qu’un film. Un film n’est rien au regard d’un être humain. Un être humain doit être respecté et protégé avec une plus grande attention qu’un film. On peut oublier un film, brûler un film. On n’oublie pas un être humain, car un être humain ne peut remplacer un film et être brûlé (sauf à revenir à l’époque violente de l’inquisition).

J’ai toujours eu beaucoup de mal avec l’expression « le cinéma c’est la vie ». Le cinéma n’est pas la vie. Le cinéma est le monde du factice et de l’interprétation. La vie est le monde de la réalité ou des réalités. Quand un acteur rate sa réplique, on refait le plan. Quand un être humain rate une chose, il n’a parfois pas la possibilité de refaire cette chose. C’est cela la différence entre le factice et le réel, entre le cinéma et la vie.

Abdel Kechiche, honorable cinéaste français, a pourtant réalisé « venus noire » où il dénonçait l’exploitation de l’être humain. Ce serait cruel de constater que l’histoire se retourne contre lui et contre ce qu’il dénonçait en cinéaste humaniste il y a quelques mois à peine.

A titre tout à fait personnel, je conseillerais volontiers à Abdel Kechiche, Brahim Chioua et Vincent Maraval, certainement des personnes respectables, de s’expliquer à propos des réelles cadences horaires et conditions de tournage de « la vie d’Adèle ». Car il ne peut y avoir fronde s’il n’y a pas eu faute au regard du code du travail et des lois les plus élémentaires. Tous ces gens qui disent avoir souffert ne peuvent mentir juste pour provoquer. La vérité est là et elle doit faire surgir toutes ses aspérités même les plus cruelles pour comprendre pourquoi on en est arrivé à de tels excès, visiblement avec un réalisateur qui faisait ce qu’il voulait, avec la bénédiction de ses producteurs.

Chaque jour qui passe, rend le silence de ces trois personnes, Kechiche, Chioua et Maraval, de plus en plus assourdissant et étouffant. S’il y a eu excès ou faute, les responsables doivent s’expliquer. La palme d’Or n’exonère pas d’un débat public et de la vérité. La palme d’or ne protège pas, n’est pas un paravent. Elle honore un film à un instant T, simplement.

Si Abdel Kechiche et ses producteurs n’ont rien à craindre, qu’ils créent une grande réunion à laquelle seront conviés tous les protagonistes du film pour s’expliquer devant la presse, le cnc, le ministère de la culture, les syndicats et le monde du travail. Tout le monde en sortirait grandi. Car nous devons comprendre ce qui s’est réellement passé pour que de telles expériences ne se reproduisent plus.

Nous vivons dans un monde de la communication à outrance et Vincent Maraval sait comment procéder lorsqu’il veut faire passer un message. Il nous l’a prouvé à l’automne dernier avec sa polémique lancée dans Le Monde. Je serai profondément choqué s’il ne sortait pas du bois où il s’est réfugié actuellement. Question de respect et d’élégance humaine par rapport à tous ces anonymes qui ont visiblement et réellement soufferts en participant à « la vie d’Adèle » qui s’annonce désormais comme un véritable cauchemar de tournage à ne plus revivre.

Daniel BASCHIERI

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