Lettre ouverte aux entreprises du doublage

Paris, le 17 mai 2022

Madame la Présidente / Monsieur le Président,

Notre Organisation a récemment été interpellée par un nombre toujours plus croissant de salariés techniciens intermittents du spectacle travaillant dans le secteur du doublage, secteur dans lequel exerce votre Société.

De l’ensemble des échanges que nous avons pu conduire avec tout ou partie des salariés concernés, il ressort un certain nombre de manquements dans la stricte application de la Convention collective des Entreprises Techniques au Service de la Création et de l’Évènement.

Sans prétendre à une totale exhaustivité dans la liste des problèmes évoqués, ces derniers sont de plusieurs ordres :

  1. Une mauvaise application des fonctions et des classifications

Il s’agit en l’espèce d’une problématique récurrente qui conduit un certain nombre de sociétés dans le secteur du doublage, à appliquer des fonctions dont la classification est inférieure au travail réalisé et au poste effectivement occupé par les techniciens.

Ainsi, et bien trop fréquemment, des techniciens réalisant des tâches d’ingénieurs du son sont employés comme chef opérateurs du son, voire opérateur du son ; tout comme des techniciens réalisant des tâches de chefs opérateurs du son sont employés comme opérateur du son ; ou encore des opérateurs du son qui sont employés en qualité d’assistant son.

Concrètement, au regard des définitions de postes existantes, du niveau d’autonomie et de responsabilité :

– il ne peut être possible de recourir qu’à un ingénieur du son pour le travail de mixage, mixage dont il a la pleine et entière responsabilité et dont la nature du travail correspond à la définition même de l’ingénieur du son, à savoir “Est capable de mixer le son de tout programme et d’assurer son report nécessaire. Met en œuvre des compétences en acoustique et musique” ;

– il ne peut être possible de recourir qu’à un chef opérateur du son pour un travail d’enregistrement, enregistrements dont il a la pleine et entière responsabilité, et dont il “assure la mise en œuvre et l’exploitation des moyens techniques et artistiques nécessaires à la prise et au traitement du son…” ;

– il ne peut être possible que de recourir à un monteur synchro en doublage pour un travail de montage et calage, travaux dont il a la pleine et entière responsabilité, correspondant littéralement à la définition prévue par la convention collective dans la filière Post-production, doublage et sous-titrage, à savoir “assure le montage et la synchronisation du doublage en veillant au parfait calage de la voix sur l’image”.

Ce fait a pour corollaire une minoration des rémunérations perçues par les techniciens concernés et des droits qui en découlent, caractérisée pour les salariés par une perte de chance de cotiser aux différentes caisses sociales.

S’il est de droit constant qu’un employeur puisse appliquer une classification supérieure aux fonctions réellement exercées par les salariés qu’il embauche, il ne peut en aucun cas leur appliquer une classification inférieure aux fonctions réellement exercées, minorant de ce fait la rémunération applicable.

La Cour de cassation, dans sa jurisprudence désormais acquise en l’espèce, rappelle que « la classification professionnelle des salariés, […] s’apprécie au regard des fonctions réellement exercées par ceux-ci ».

Un employeur minorant les classifications des salariés qu’il emploie s’exposerait, en cas de contentieux, à des rappels de salaires et des cotisations afférentes, sous réserve de la preuve rapportée par les salariés d’une sous-classification effective.

  1. Le non-paiement des heures supplémentaires et de leurs majorations

Notre Syndicat a aussi été interpellé sur la question du paiement des heures supplémentaires et des majorations afférentes : ces heures supplémentaires ne sont soit pas payées du tout (auquel cas nous rappelons alors qu’il s’agit de travail dissimulé), soit elles ne sont pas majorées, soit elles ne sont pas majorées à la hauteur de ce qu’elles le devraient.

Si les heures supplémentaires se décomptent à la semaine, par exception et pour les contrats inférieurs à 5 jours, elles se décomptent à la journée, dans leurs rangs et leurs majorations respectives. Par ailleurs, elles ne peuvent pas non plus se lisser d’un jour à l’autre.

Pour rappel, il résulte des articles L.3171-2 et L.3171-4 du Code du travail que l’employeur est tenu au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective par les salariés dès lors qu’ils ne sont pas soumis à un même horaire collectif ; qu’en cas de litige, la charge de la preuve est partagée entre employeur et salarié et, qu’en l’absence de décompte tenu par l’employeur, le salarié est libre d’apporter par tout moyen la preuve des heures effectivement travaillées dès lors que, comme il est de jurisprudence constante, le décompte apparaît « suffisamment précis ».

Ce non-paiement des heures supplémentaires, et de leurs majorations, conduit une nouvelle fois à une minoration des rémunérations perçues par les salariés. Leur absence de déclaration minore les cotisations sociales et, de ce fait, les droits afférents.

  1. Le non-paiement des majorations pour heures de nuit, heures du dimanche, ou jour férié

Le secteur du doublage, notamment du fait de son essor des dernières années, nécessite une continuité quotidienne de l’activité, ayant pour conséquence l’accomplissement régulier d’heures de nuit et d’heures du dimanche, parfois lors de jours fériés, pour nombre de techniciens.

Là encore, le constat est très largement partagé selon lequel ces heures « particulières » ne sont que trop rarement majorées selon le rang qui leur est attaché.

A l’instar des deux points précédemment évoqués, notre Organisation souhaite attirer l’attention sur le préjudice salarial que cela représente pour les salariés, engendrant notamment une certaine lassitude, sinon une exaspération légitime.

  1. Le remboursement des frais de transport domicile-travail

Notre Syndicat constate que, dans une extrême majorité des cas, les salariés intermittents ne bénéficient pas du remboursement des frais de transport, pourtant prévu par le Code du travail.

Si la prise en charge, totale ou partielle, des frais du salarié qui utilise un moyen de transport personnel est une possibilité qui n’a pas de caractère obligatoire pour l’employeur, il en va différemment du salarié qui utilise les transports publics pour effectuer le trajet domicile-travail.

Ainsi, le Code du travail prévoit, en son article L.3261-2, que « l’employeur prend en charge, dans une proportion et des conditions déterminées par voie réglementaire, le prix des titres d’abonnements souscrits par ses salariés pour leurs déplacements entre leur résidence habituelle et leur lieu de travail accomplis au moyen de transports publics de personnes ou de services publics de location de vélo ».

Si l’article R.3261-1 du Code du travail précise que « la prise en charge par l’employeur des titres d’abonnement, prévue à l’article L. 3261-2, est égale à 50 % du coût de ces titres pour le salarié », l’article R.3261-9 précise le régime de prise en charge de ces frais pour les salariés qui ne sont pas à temps plein, tels que les techniciens intermittents.

Ainsi, « le salarié à temps partiel, employé pour un nombre d’heures égal ou supérieur à la moitié de la durée légale hebdomadaire ou conventionnelle, si cette dernière lui est inférieure, bénéficie d’une prise en charge équivalente à celle d’un salarié à temps complet.

Le salarié à temps partiel, employé pour un nombre d’heures inférieur à la moitié de la durée du travail à temps complet défini conformément au premier alinéa, bénéficie d’une prise en charge calculée à due proportion du nombre d’heures travaillées par rapport à la moitié de la durée du travail à temps complet ».

C’est pourquoi, tout salarié intermittent qui effectue son trajet domicile-travail par le biais de transports publics doit bénéficier d’une prise en charge à ce titre.

  1. Indemnités de repas pour les techniciens intermittents

Si le droit du travail prévoit les cas où un salarié doit se voir indemniser au titre des frais de nourriture, rares sont les salariés intermittents déclarant effectivement percevoir d’indemnités à ce titre.

Pour rappel, l’arrêté du 20 décembre 2002 relatif aux frais professionnels déductibles pour le calcul des cotisations de sécurité sociale prévoit que « lorsque le travailleur salarié ou assimilé est contraint de prendre une restauration sur son lieu effectif de travail, en raison de conditions particulières d’organisation ou d’horaires de travail, telles que travail en équipe, travail posté, travail continu, travail en horaire décalé ou travail de nuit, l’indemnité destinée à compenser les dépenses supplémentaires de restauration est réputée utilisée conformément à son objet pour la fraction qui n’excède pas 6,80 euros » au 1er janvier 2022.

Dans ce cas de figure, que nombre de techniciens intermittents du doublage connaissent, les employeurs sont tenus au versement d’une indemnité de repas.

  1. Entorses au principe d’égalité de traitement entre les salariés

Pour chacun des points évoqués précédemment, nous avons été alertés de pratiques discriminatoires de la part de certaines entreprises qui, en leur sein, traitent différemment leurs salariés pourtant placés dans des conditions de travail identiques.

Il va sans dire qu’il est là un des principes constitutifs de notre droit social, à savoir l’égalité de traitement entre les salariés. L’égalité de traitement « exige que toutes les personnes placées dans des situations identiques soient soumises au même régime juridique, soient traitées de la même façon, sans privilège et sans discrimination ».

Si le Code du travail autorise des différences de traitement, l’article L.1133 précise que cela doit strictement répondre « à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée ». De ce fait, rien ne peut justifier qu’à situation identique, des salariés soient traités différemment, de la détermination du poste occupé jusqu’au paiement des heures effectivement travaillées.

En d’autres termes, le respect du cadre légal et conventionnel ne peut souffrir de différences d’application.

  1. Absence de contrats de travail, d’attestations destinées à Pôle Emploi et retards dans le paiement des salaires

Comme dans d’autres secteurs de l’audiovisuel, nous constatons malheureusement que nombre d’entreprises du doublage ne fournissent ni contrat de travail, ni attestations destinées à Pôle Emploi, et ne fournissent les bulletins de salaire que très tardivement, sans parler des délais de versement des salaires qui s’allongent de mois en mois.

A toutes fins utiles, et concernant la remise du contrat de travail, le Code du travail impose, en son article L.1242-13, que « le contrat de travail est transmis au salarié, au plus tard, dans les deux jours suivants l’embauche ».

Concernant le paiement des salaires, pour les salariés intermittents, le Code du travail rappelle en son article L.3242-3 que « les salariés ne bénéficiant pas de la mensualisation sont payés au moins deux fois par mois, à seize jours au plus d’intervalles ».

Trop nombreux sont les salariés faisant état de leur paiement des salaires seulement quand les employeurs sont rémunérés par leurs clients, une fois la commande livrée. Nous souhaitons rappeler ici que les salariés ne sont pas (auto)entrepreneurs ; et que le paiement de leurs salaires ne peut dépendre du paiement de la commande par le client.

Enfin, et si cette problématique n’est pas globale, sans non plus être inexistante, nul besoin de rappeler l’importance de délivrer, en temps et en heures, les attestations destinées à Pôle Emploi.

Notre Organisation ne sait que trop les désagréments, administratifs, d’un retard dans la transmission de ces attestations, les salariés intermittents mettant souvent plusieurs semaines à régulariser ce genre de situations desquelles ils ne sont que victimes.

Pour l’ensemble de ces motifs, nous souhaitons avant tout vous alerter sur le sentiment d’injustice vécu par nombre de techniciens qui, bien qu’ils participent tous les jours à l’essor exceptionnel que connaît le secteur du doublage, se trouvent lésés par les pratiques de certains de leurs employeurs.

Les techniciens qui nous ont interpellé aiment leur travail, aiment ce secteur du doublage, et aiment travailler pour les sociétés qui les emploient, mais de tels manquements à l’application des règles conventionnelles ne sont pas admissibles et ne sauraient perdurer.

Pour autant, nous notons que ces dernières semaines des entreprises, conscientes du climat actuel et de la libération de la parole au sein de la profession, ont commencé à faire évoluer certaines de leurs pratiques dans le bon sens. Nous ne pouvons que les encourager à aller au bout de leur démarche et serons particulièrement vigilants à ce que toutes les entreprises du secteur s’inscrivent dans cette dynamique vertueuse, au risque de voir se développer une concurrence déloyale de certaines entreprises basée sur le dumping social dont les salariés seraient, encore une fois, les victimes.

Le SPIAC-CGT continuera autant que faire se peut, à tout mettre en œuvre pour permettre au doublage de continuer à prospérer, et à créer de l’emploi, à la condition que les employeurs, tous comme les salariés, y trouvent leurs intérêts.

 

Le Conseil national du SPIAC-Cgt.

PS : Copie de la présente à la FICAM ainsi qu’à la Commission Nationale de la Certification Sociale

 

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