UN COLLECTIF DE CINÉASTES
L’extension de la convention collective bouleverse actuellement tout le cinéma français. Les syndicat de techniciens demandent une remise à niveau de leurs salaires tandis que les producteurs indépendants craignent que les nouvelles mesures ne menacent l’avenir des films les plus fragiles. Après trois mois de tensions, un collectif de cinéastes prend la parole. Ils appellent au calme et à la concertation de l’ensemble de la profession pour, dit le texte en son préambule, «sortir de l’impasse». Libération le publie en exclusivité.

Le Collectif de cinéastes : Stéphane Brizé, Malik Chibane, Catherine Corsini, Pascale Ferran, Robert Guédiguian, Agnès Jaoui, Cédric Klapisch, Christophe Ruggia, Pierre Salvadori et Céline Sciamma

«En tant que réalisateurs de long métrage, nous sommes au coeur du conflit qui déchire la profession autour de l’extension de la convention collective.

Nous partageons le constat des techniciens qui dénoncent la dérive à la baisse de leurs salaires depuis une dizaine d’années et comprenons parfaitement leurs demandes. Pour autant, nous estimons que l’extension en l’état de la convention collective pourrait s’avérer désastreuse pour tout le secteur et contre-productive in fine pour les techniciens eux-mêmes.

Face à ce conflit qui ne cesse de s’envenimer, il nous semble urgent de revenir sur quelques constats simples afin de tenter tous ensemble d’y voir plus clair.

Deux constats généraux.

1.

Depuis 10 ans, l’écart ne cesse de se creuser entre films sur-financés et films sousfinancés.

De plus en plus de films très chers (au-dessus de 12 ou 15 M€), qui s’appuient massivement sur des financements en provenance des télévisions, le plus souvent privées.

De plus en plus de films désargentés (moins de 3 M€) qui s’appuient majoritairement sur les aides (Avance sur Recette, régions) et une participation de Canal+, parfois d’Arte ou de France 3.

De moins en moins de films au milieu (entre 3 et 8 M€) qui ont généralement besoin pour exister d’obtenir l’intégralité des guichets (CNC + régions + Canal + une chaine en clair + sofica et/ou coproduction étrangères, Eurimages, etc). Ces films-là sont souvent sous-financés (1), les aides étant sensiblement d’un même montant que pour les films moins chers et les télévisions ne mettant pas un montant suffisant pour qu’ils soient correctement financés (2).

Notons que ces films, qui ont souvent la plus grande difficulté à se faire, participent activement de la « vitrine du cinéma français » (sélection en grands festivals, nomination aux Césars, etc.). Leur visibilité cache pourtant souvent une grande prise de risque financière de la part de leur producteur et un engagement plein et entier de l’équipe à ses côtés.

Enfin, une nouvelle tendance s’installe: celles de films en-dessous de 800 000 ou 1M€, notamment des premiers films, réalisés dans une économie qu’on pourrait presque appeler de contrebande

2.

Sur la question spécifique des salaires, force est de constater que les films sousfinancés ont tendance à tirer les salaires de tous les techniciens vers le bas. Jusqu’à une époque pas si lointaine, le minimum syndical était un vrai minimum: sur les films les mieux lotis, les techniciens étaient souvent 20% au-dessus du minimum et ça pouvait descendre jusqu’à moins 20% pour les films les plus pauvres.

Aujourd’hui, les salaires sont très rarement au-dessus du minimum et peuvent aller jusqu’à moins 50%.

Dans ce contexte, plusieurs malaises s’additionnent:

1. Près de 60% des films se font actuellement avec un budget inférieur à 4 M€. Si l’on ajoute à cela la part des films «du milieu» qui sont sous-financés, on voit aisément le nombre effarant de films où l’on demande aux techniciens «de faire des efforts», et aux réalisateurs de réduire leurs ambitions. Or dans le même temps, les familles de films sont de plus en plus cloisonnées. Il est donc de plus en plus rare de voir des techniciens passer d’un film riche à un film pauvre. Et l’on connait tous des techniciens émérites, des collaborateurs précieux, qui ne font que très rarement des films payés au minimum syndical, oscillant autour de moins 10% ou de moins 20%.

2. Les délocalisations se sont amplifiées de manière considérable ces dernières années. C’est un véritable cauchemar pour tout le monde: pour les techniciens privés de travail, mais aussi pour les réalisateurs ou les chefs de poste qui se retrouvent obligés de travailler avec des techniciens qu’ils n’ont pas choisi. C’est enfin un manque à gagner considérable pour les industries techniques françaises dont le savoir-faire est pourtant incomparable.

Il ne nous semble pas inutile ici de distinguer deux grands types de délocalisations:

A. Du côté des films à très haut budget nécessitant de très grosses équipes (en particulier de décoration), ce sont les tournages qui se délocalisent dans des pays moins chers en coût de main d’oeuvres (les pays de l’est notamment), et ce, trop souvent, dans une logique de marge et de profit.

Ces délocalisations devraient être en partie endiguées par l’ouverture récente du Crédit d’impôt à cette catégorie de films. (3)

B. Du côté des films sous financés à petit et surtout moyen budget (disons entre 2 et 10 M€). Ces films délocalisent soit tout ou partie du tournage, soit la post production Son (montage son, bruitage, mixage) et/ou les effets spéciaux, vers la Belgique et le Luxembourg en particulier. Ces pays, dont les systèmes fiscaux de financement du cinéma sont beaucoup plus attractifs que les nôtres, entrent alors en coproduction pour des montants importants. En contrepartie, ils imposent que la post-production ou une partie du tournage ait lieu sur place. Dans ce cas-là, le film perd le Crédit d’impôt français mais ce qu’il perd est très inférieur à ce qu’il gagne via la coproduction, d’autant que cela peut lui ouvrir un financement d’Eurimages.

Le problème majeur de ces délocalisations-là, c’est que dans la plupart des cas, c’est le seul moyen de boucler le budget du film et donc de faire exister celui-ci.

3. A cela se rajoutent des problèmes très concrets d’emploi du temps. En raison des difficultés de financement, on ne compte plus le nombre de films dont les tournages se décalent ou s’annulent en cours de préparation. Cela frappe de plein fouet les techniciens qui se retrouvent régulièrement dans des situations intenables: refusant, par exemple, un film pour un autre qui sera annulé au dernier moment.

3.

C’est dans ce paysage que prend place la convention collective.

S’appuyant sur un fait réel: le malaise des techniciens face à la dégradation de leurs conditions de travail, leurs syndicats demandent le maximum sur chaque point de négociations et refusent de prendre en compte l’incroyable disparité des budgets (qui se situe dans un rapport de 1 à 70 entre un film comme Tomboy à 900 000 € et le dernier Astérix à 62 M€).

De l’autre côté de la table, les syndicats de producteurs indépendants, s’appuyant sur les difficultés tout aussi réelles de financement d’un grand nombre de films, n’entendent pas ce que les techniciens cherchent à leur dire.

Et ni les uns, ni les autres, ne semblent voir que la question de la convention collective est en train de cristalliser un certain nombre de malaises qui, pour une part, ne se résoudront pas grâce à elle.

C’est l’API (Syndicat regroupant les quatre groupes français de production mais surtout d’exploitation: Gaumont, Pathé, UGC, MK2) (4) qui sonne la fin des négociations en s’alliant avec deux des trois syndicats de techniciens (le SNTPCT et la CGT). Ensemble, ils signent une convention collective, contre l’avis des trois syndicats de producteurs indépendants et de la CFDT, convention collective entérinée par le gouvernement et dont l’application est aujourd’hui suspendue.

En tant que réalisateurs, nous sommes bien placés pour comprendre le point de vue des uns et des autres. Mais la vérité est que nous nous sentons pris en tenaille entre deux logiques qui s’affrontent et que nous avons pour finir un troisième point de vue.

Nous pensons, par exemple, qu’il y a nécessité qu’une convention collective encadre la grille salariale des techniciens et mette un holà aux abus. Nous pensons par ailleurs qu’il est de la plus grande urgence de trouver les solutions les mieux adaptées afin de mettre un terme aux délocalisations. Pour autant, nous pensons que l’actuelle convention collective n’est pas une réponse adaptée.

Cette convention, conçue avant tout pour les films à haut budget, est profondément maximaliste:

Revalorisation de la grille salariale + obligation de payer tout le monde au minimum syndical + majoration et obligation de paiement des heures supplémentaires + majoration et obligation de paiement des heures de nuit + paiement des heures de trajet + obligation de pourvoir certains postes dès lors qu’un poste hiérarchiquement inférieur est employé (impossibilité, par exemple, qu’une habilleuse fasse un tournage sans costumière, qu’un 1° assistant réalisateur travaille avec un 3° assistant si le poste de second n’est pas pourvu, etc.) L’addition de tous ces paramètres va entraîner un surcoût pour chaque film.

4.

Ce surcoût devrait être relativement minime dans le cas de films à haut budget où tous les postes sont pourvus et où une partie des obligations est déjà pratiquée actuellement.

A l’inverse, le surcoût ne devrait cesser d’augmenter plus l’on va vers des films où la proportion de la masse salariale des techniciens est importante, au regard de l’enveloppe consacrée aux acteurs, au producteur et aux moyens techniques.

Sur un film d’environ 3 M€, où la masse salariale représente une part conséquente du budget (disons 30%), où les techniciens sont payés au minimum syndical de la grille actuellement en vigueur mais au forfait (incluant quelques heures supplémentaires, les heures de nuit et une partie des heures de transport) et où, l’équipe étant resserrée, tous les postes ne sont pas pourvus, l’on estime le surcoût entre 25 et 30% de la masse salariale, soit environ 400 000 € charges comprises. Dans le paysage de sous-financement actuel, c’est absolument considérable.

Et ce surcoût sera évidemment bien supérieur dès lors que l’on passe du côté des films où les techniciens sont actuellement payés en-dessous du minimum syndical.

Si la convention était appliquée, sans que soient trouvés conjointement de nouveaux financements pour compenser ces surcoûts, cela devrait avoir deux conséquences immédiates:

1. Une proportion importante de films actuellement sous financés (qu’il soit à petit ou moyen budget) ne devrait purement et simplement plus arriver à se faire.

2. Dans les mêmes catégories de budget, d’autres devraient continuer à voir le jour mais en s’appuyant plus massivement encore qu’aujourd’hui sur les délocalisations afin de boucler leur financement.

Les seuls films qui ne devraient pas être compromis sont les films à haut ou très haut budget, c’est-à-dire ceux pour lesquelles cette convention a été conçue.

On le voit, ce serait une catastrophe en terme d’emploi, de bonne santé des industries techniques, de transmission des savoir-faire et de diversité du cinéma français.

Un Médiateur a récemment été missionné par le gouvernement pour évaluer précisément ce surcoût et son impact sur les différents types de films. Cette évaluation est d’une importance décisive et nous exhortons les producteurs à y participer dans la plus grande transparence possible.

Mais indépendamment de ce surcoût et de ses potentielles conséquences, cette convention collective porte en germe un autre danger: celui de refréner la liberté d’inventer les méthodes de fabrication de nos films.

En tant que cinéastes, nous sommes profondément attachés à l’idée que chaque film, chaque projet artistique, génère son propre dispositif de tournage et de fabrication.

Certains films, par exemple, appellent des équipes très réduites, d’autres des équipes à géométrie variable. Nous considérons qu’il est de la plus haute importance, d’un point de vue artistique, de préserver la liberté de créer ce dispositif avec le producteur et nos collaborateurs techniques.

5.

Cette conception est largement partagée par les techniciens avec lesquels nous travaillons. Lorsque nous évoquons avec certains d’entre d’eux la rigidité de la convention suspendue, la plupart nous réponde qu’on pourra toujours « s’arranger ». Il nous faut malheureusement dissiper ce malentendu: non, si cette convention était appliquée en l’état, nous ne pourrions plus du tout nous « arranger ». Les négociations, film par film, se résumeraient à leur plus simple expression et la dynamique de choix et d’engagement qui est au coeur de nos métiers serait sérieusement mise à mal. Car dès lors que le cinéma sera encadré par une convention collective élargie à tous les employeurs – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui -, y contrevenir sera puni par la loi, les producteurs risquant le pénal.

Il n’y a, à nos yeux, aujourd’hui qu’une seule façon de sortir de cette impasse et c’est d’en sortir par le haut.

Nous préconisons trois mesures d’urgence pour tenter d’y arriver.

La négociation d’une nouvelle convention collective qui s’appuie sur la grille de salaires de la convention suspendue pour mettre un terme aux abus, tout en prenant en compte les différences de réalité économique et artistique des films.

On pourrait, par exemple, imaginer des propositions qui aillent dans le sens d‘une convention pérenne sans clause dérogatoire et qui aménageraient les obligations en fonction de 4 grands types de budget:

1. Pour les films au-dessus de 8 M€, la convention suspendue serait appliquée.

2. Les films entre 3,5 et 8 M€ seraient dans l’obligation de payer tous les techniciens au minimum syndical mais une liberté de négociations de gré à gré entre les techniciens et le producteur serait conservée, concernant les heures de nuit, les heures supplémentaires et les postes à pourvoir, comme c’est le cas aujourd’hui.

3. Les films entre 1M et 3,5 M€ seraient dans les mêmes conditions que les films de la catégorie supérieure mais avec la possibilité de descendre jusqu’à moins 20% du minimum.

4. Enfin, les films en dessous de 1M€ ne ressortiraient pas de la convention collective cinéma mais du droit général du travail.

Cette nouvelle convention produirait elle-même un vrai surcoût, mais qui serait évidemment moindre que celle de la convention suspendue.

Pour compenser ce surcoût, nous pensons qu’il est de la plus haute importance de solidariser cette renégociation à une réflexion sur le financement des films à petit et moyen budget. Cette réflexion devrait aussi avoir pour mission d’élaborer des mesures concrètes qui endiguent les délocalisations.

Nous demandons solennellement aux Ministères de tutelle et au CNC d’élargir le champ de mission du Médiateur afin qu’il mette en place dans les plus brefs délais ce groupe de réflexion, en y associant tous ceux, techniciens, réalisateurs, producteurs, qui, dans un souci d’apaisement, pourraient être de véritables forces de propositions.

Nous appelons tous ceux qui partagent nos constats et nos préconisations à signer ce texte afin de mieux nous faire entendre.»

Premiers signataires : Yvan Attal, Jacques Audiard, Bertrand Bonello, Jérôme Bonnell, Rachid Bouchared, Claire Burger & Marie Amachoukeli, Guillaume Canet, Laurent Cantet, Bruno Dumont, Valérie Donzelli, Jérémie Elkaïm, Tony Gatlif, Nicole Garcia, Costa Gavras, Romain Goupil, Christophe Honoré, Jan Kounen, Eric Lartigau, Philippe Leguay, Tonie Marshall, François Ozon, Nicolas Philibert, Bruno Podalydès, Gilles Porte, Martin Provost, Katell Quillévéré, Philippe Ramos, Brigitte Roüan, Claire Simon, Alice Winocour, Rebecca Zlotowski, Erick Zonca…

Retour en haut