PARIS, le 18 juillet 2013
Lettre ouverte à Lucas BELVAUX
C’est parce que j’ai eu le bonheur de filmer tes débuts de jeune acteur, que j’ai vu tous tes films, que je t’ai accueilli avec un vrai plaisir en répétition à Cannes quand tu y étais « sélectionné » officiellement, que je les ai aimé, indistinctement, défendus (ils n’en avaient même pas besoin tant ta sensibilité à fleur de peau, ton engagement dans les problèmes sociaux et citoyens étaient (et sont) toujours évidents, parce que j’ai admiré ta présidence à l’ADRC et ta participation à l’ACID, que je suis – disons-le – effondré de ta lettre de démission que je veux croire écrite par quelqu’un d’autre.
Le narcissisme démesuré rend tout un chacun stupide, incapable de juger, d’analyser les conséquences de ses actes… A la différence de beaucoup de réalisateurs « du milieu » qui sévissent beaucoup sur les ondes et dans les journaux avec des propos du type :’’parlons de choses importantes : parlons de MOI’’ ou ‘’réorganisons le cinéma français autour de MON fonctionnement je suis sûr que tu n’en es pas là( c’est le pourquoi de cette lettre amicale) et que la propagande réactionnaire animée par « l’auteurisme » ambiant ne t’a pas trop meurtri intellectuellement.
Dire, par exemple, qu’avec ce « système » (la convention collective du 1er juillet 2013), tu n’aurais jamais tourné ‘’Parfois « trop d’amour’’ » ou ‘’Pour rire’’ est faux : de tous temps, les collaborateurs de création que sont tous les personnels de tournage, de préparation et de post-production, de tous temps les salariés ont eu à participer à des films ‘’pauvres’’, à des films ‘’militants’’, à des films ‘’difficiles’’ un simple coup d’œil à ma filmographie te montre que j’ai, peut-être plus que d’autres, participé à des films de ces catégories : de René GILSON à Peter GOLDMAN, de Jacques RIVETTE à Jacques BRAL, de Marin KARMITZ à Yannick BELLON, etc. etc. La liste est longue, de mon engagement aux côtés de réalisateurs et de productions « pauvres ». Sûrement plus pauvres que tes premiers films… de même que mon premier long-métrage que j’ai produit en 1974 avec mon salaire de Directeur Photo et des dettes étalées sur 5 ans. Sans me poser le problème de payer mes collaborateurs au SMIC et me sentant obligé de respecter la convention collective en vigueur.
Tu n’as pas à te justifier sur le fait que sur tes films, les gens n’ont pas été « exploités », j’ai trop confiance en ton honnêteté, en ta naïveté généreuse pour penser que tu aurais participé à quelque spoliation que ce soit et à des malversations…Courantes et revendiquées par une bonne partie de ces ‘’jeunes producteurs’’ qui ne vivent que d’argent public la production. Malversations et spoliation en cours récemment comme tu as pu le constater dans la presse à propos de la palme d’or à Cannes…
Te rends-tu compte que tu exonères d’engagements patronaux quant au droit du travail et à une convention collective, les quelques 5000 structures de production actuelle dont la seule devise est (je le répète souvent) : ‘’socialisation des pertes et privatisation des profits’’.
Pour quoi reprends-tu, en filigrane, toutes les déclarations haineuses et ridicules à l’égard des « techniciens » (oh, le vilain mot) et des ouvriers (encore pire !) qui seraient les fossoyeurs du cinéma ? Je te communiquerai le salaire moyen des salariés du cinéma français si tu le souhaite mais, avoue, cher Lucas, qu’il est cocasse de voir des producteurs qui gagnent 1.5 – 2 – 2,5 millions d’Euros, à priori, sur un film, se déclarer incapables de payer correctement des habilleuses ou des coiffeurs en les traitant de fossoyeurs.
Tu n’as évidemment– comme beaucoup de réalisateurs qui peuvent au moins s’enorgueillir d’une prise de pouvoir à la SRF – pas lu la convention collective en question. Avant le 1er janvier 2012 elle avait été reconduite tacitement tous les ans, depuis des années, par l’ensemble de la profession. Les concessions des salariés de cette dernière mise à jour y sont très importantes et je te renvoie à l’ensemble des discussions réelles entre des partenaires réels (la politique de la chaise vide de certaines organisations étant bien commode pour essayer de proposer une autre convention au dernier moment… 2 conventions = pas de convention du tout.)
Les ficelles de cette volonté politique de dérégulation (elle est générale dans la société de 2013), cet acharnement à vouloir « laisser faire», à promouvoir le « chacun pour soi et moi d’abord », trouve un curieux relais auprès de réalisateurs égocentriques et aveugles. Manipulés par des producteurs margoulins…
Je regrette de ne pas avoir revu le bonus de « Série Noire » avant cette polémique pourrie qui oppose des gens que tout amène à collaborer et à s’estimer. « Série Noire », film culte d’Alain Corneau, qui n’a lui non plus pas dû coûter plus cher que tes premiers films, où tous les protagonistes d’une petite équipe, qui ont travaillé avec un engagement exemplaire, étaient payés au minimum syndical…Je vais t’envoyer le DVD et on en parlera ensemble, peut-être aussi du 1er film du même Alain Corneau ‘’France Société Anonyme’’ et de ses conditions de tournage sûrement au moins aussi difficiles que les tiennes à tes débuts.
Au vu des prises de pouvoir (légales !!!), des manipulations pétitionnaires (j’ai reçu des appels de réalisateurs qui n’avaient rien signé tout étonnés d’être cités parmi les ‘’1600’’dans les journaux), je regrette seulement que le nom de metteurs en scène comme Stéphane BRIZE, ou comme Laurent CANTET, dont j’admire les œuvres et l’engagement, soient accolé à d’autres qui ne considèrent pas possible d’assumer leur rôle de citoyen quand ils sont réalisateurs, qui le disent, l’écrivent et souhaitent un salaire de smicard pour les heureux qui ont le privilège de travailler avec eux. Pour t’amuser le mot d’ordre de l’AFC a été un moment :’’tous à l’Estaque’’.
Je peux déplorer avec toi la concertation inquiétante de la distribution – ce n’est pas en nous opposant que ça va s’arranger – le courage de trop rares producteurs qui garantissent personnellement leur engagement financier, mais, cher Lucas, la pierre de touche de l’édifice social est le respect du monde du travail, même s’il est « artistique », le paiement de salaires et l’observation « républicaine » du code du travail et des conventions signées. En dehors de ce cadre certains sont amenés à se sentir plus « égaux que d’autres » en une triste régression vers le moyen-âge et la féodalité.
Quand tu dis que les « intérêts particuliers prennent le pas sur l’intérêt général » tu ne parles pas de l’ADRC où ta présence a été très créative et unanimement appréciée mais…tu démissionnes et je le déplore. Lier ta présence à la tête de l’ADRC au soutien d’une politique rétrograde en attaquant le Ministre de la Culture est à mon avis une grave erreur. Il y a assez de gens qui reprochent à un gouvernement de gauche de défendre les intermittents du spectacle et les conventions collectives pour que tu restes en dehors de çà. C’est d’ailleurs, parait-il, la vocation historique des gouvernements de gauche depuis le début du 20ème siècle.
Peut-on poser maintenant les questions qui fâchent ?
Qu’est-ce qu’un ‘’film fragile’’ ?
Quelle est la différence avec un film sous-financé ?
Est-ce qu’une œuvre cinématographique qui ne paie ni ses créateurs ni nos industries techniques et qui ne sort pas en salles (ou mal) est vraiment utile ? A qui ?
Et quand, par miracle, le succès public arrive quelle est la réalité de la redistribution des profits et quelle est alors la crédibilité de la ‘’participation’’ ? Des exemples ?
Cher Lucas, je crois que tu es à ta place à l’ADRC, je pense que ta vilaine réaction affective dessert ‘’ l’intérêt général ‘’ de notre cinéma et que ta conscience militante de la collectivité reprendra le dessus après une analyse sérieuse de la situation, j’espère enfin que tu ne serviras pas d’alibi à des entreprises concertées de désinformation qui incarnent aussi ce qu’il y a de pire dans ’’une certaine tendance du cinéma français’’ : la mesquinerie, le parasitisme, le nombrilisme, le cynisme et la prétention…‘’ le produit de la prétention par le savoir fait une constante’’… La dernière déclaration hystérique de Catherine Corsini est édifiante à cet égard mais comme tu le sais :’’tout ce qui est excessif est insignifiant’’…
Et maintenant, pour terminer temporairement un dialogue qui doit se poursuivre entre nous, je te demande de lire notre supplément de juillet à la lettre de l’AFC qui s’intitule justement ’’Et Maintenant’’. Tu y verras que, sans sectarisme, tous les points de vue sont représentés, que l’heure n’est sûrement pas à la guerre entre les réalisateurs et leurs équipes et que ce conflit ne sert que les intérêts des patrons voyous qui font florès dans notre secteur d’activité. Souvent ils se disent ‘’de gauche’’ mais çà ne trompe plus grand monde.
Amicalement
Pierre-William GLENN

Retour en haut